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« Vous avez une seconde, Dan ? demanda Curtis Mayo à Fawcett qui descendait de voiture dans l’allée longeant la Maison Blanche.
— Je n’ai guère de temps, répondit le secrétaire général sans regarder le journaliste. Je suis déjà en retard pour une réunion.
— Une nouvelle réunion dans la salle du Conseil ? »
Fawcett retint son souffle puis, aussi calmement que le lui permettaient ses doigts tremblants, il empoigna son attaché-case et referma la portière.
« Des commentaires ? lança Mayo.
— Non, répondit Fawcett en se dirigeant à pas vifs vers l’entrée.
— Pourtant, moi j’ai quelque chose à dire. Ça passera au journal de six heures. »
Fawcett ralentit.
« Qu’est-ce que vous mijotez ? »
Mayo tira de sa poche une cassette vidéo et la lui tendit en déclarant :
« Vous aimerez sans doute visionner cette bande avant l’émission.
— Pourquoi faites-vous ça ?
— Disons par courtoisie professionnelle.
— Ça, pour un scoop c’est un scoop. »
Le journaliste sourit.
« Visionnez la bande, vous comprendrez.
— Epargnez-moi cette corvée. Qu’est-ce qu’il y a dessus ?
— Une petite scène folklorique représentant le Président jouant au fermier. Seulement le Président n’est pas le Président. »
Fawcett s’arrêta et dévisagea Mayo.
« Vous déconnez, mon vieux !
— Je peux vous citer ?
— Ne faites pas trop le malin, répliqua sèchement le secrétaire général de la Maison Blanche. Je ne suis pas d’humeur à supporter vos ridicules affabulations.
— Bien, alors, je vais vous poser des questions claires. Qui sont les doublures du Président et du vice-président dans le ranch du Nouveau-Mexique ?
— Quelles doublures ? Vous avez perdu la tête !
— Oh ! non. J’ai des preuves. Et des preuves suffisantes pour les passer aux infos. Je les divulgue et tous les amateurs de scandales du pays vont déferler sur la Maison Blanche comme une nuée de sauterelles.
— Faites ça et vous vous retrouverez au chômage dès l’instant où le Président viendra en personne les démentir.
— Pas si je découvre ce qu’il manigançait pendant que son sosie jouait à cache-cache avec nous au Nouveau-Mexique.
— Vous délirez complètement, mon pauvre ami.
— Allons, Dan, avouez. Il se passe quelque chose de grave.
— Croyez-moi, Curt, vous vous trompez. Le Président sera de retour d’ici un jour ou deux. Vous pourrez l’interroger en personne.
— Et ces réunions secrètes du cabinet de crise à toute heure ?
— Pas de commentaires.
— C’est donc vrai ?
— Qui s’amuse à colporter de tels ragots ?
— Quelqu’un qui a remarqué un flot de voitures anonymes venant se garer dans les sous-sols du département du Trésor au milieu de la nuit.
— Probablement des fonctionnaires zélés qui font des heures supplémentaires.
— Non. On n’a pas vu de lumière dans les bureaux. A mon avis, ce sont des gens qui se glissent dans la Maison Blanche par le passage souterrain et se réunissent dans la salle du Conseil.
— Vous pouvez penser ce que vous voulez, mais vous êtes dans l’erreur. C’est tout ce que j’ai à déclarer sur ce sujet.
— Je ne laisserai pas tomber, lança Mayo sur un ton de défi.
— Tant pis pour vous », fit Fawcett en haussant les épaules.
Le journaliste s’arrêta et regarda le secrétaire général de la présidence franchir le portail. Il avait parfaitement joué son rôle, mais Mayo le connaissait trop pour se laisser abuser. Tous les doutes qu’il aurait pu encore entretenir avaient été balayés. Il se passait bien quelque chose derrière les murs de la Maison Blanche.
Il était plus déterminé que jamais à découvrir la vérité.
Fawcett glissa la cassette dans le magnétoscope et s’installa devant l’écran de télévision. Il repassa la bande trois fois avant de comprendre ce qui avait éveillé les soupçons de Mayo.
Il décrocha son téléphone d’un geste las et demanda une ligne sûre pour le Département d’Etat. Douglas Oates vint au bout du fil quelques instants plus tard.
« Oui, Dan, qu’y a-t-il ?
— Un fait nouveau.
— Des informations concernant le Président ?
— Non, monsieur. Je viens de parler avec Curtis Mayo de C.N.N. News. Il est sur la piste. »
Il y eut un long silence.
« Que pouvons-nous faire ?
— Rien, répondit sombrement Fawcett. Absolument rien. »
Sam Emmett quitta les bureaux du F.B.I. situés dans le centre de Washington et partit en voiture pour le quartier général de la C.I.A. à Langley, en Virginie. Une averse tombait sur la forêt entourant le vaste complexe du Service de renseignements, apportant avec elle une agréable odeur de végétation mouillée.
Martin Brogan l’attendait devant son bureau. L’ancien professeur d’université lui tendit la main :
« Merci d’avoir trouvé le temps de venir jusqu’ici. »
Emmett sourit. Brogan était l’une des rares personnes parmi l’entourage du Président qu’il admirait sincèrement.
« De rien. Je ne suis pas un homme de dossiers. Je suis ravi chaque fois que je peux m’arracher à mon fauteuil. »
Ils entrèrent dans le bureau de Brogan et s’installèrent autour d’une petite table.
« Café, ou quelque chose à boire ? proposa Brogan.
— Rien, merci. (Emmett ouvrit sa serviette et posa un rapport devant le directeur de la C.I.A.) Ce sont les derniers résultats de nos enquêtes sur la disparition du Président.
Brogan lui remit un document similaire :
« Voici les nôtres. Je dois avouer qu’il n’y a pas grand-chose de nouveau depuis notre dernière rencontre.
— C’est pareil pour nous. Nous nageons complètement. »
Brogan alluma un énorme cigare, luxe qui contrastait étrangement avec ses vêtements mal coupés, puis les deux hommes commencèrent à lire. Après une dizaine de minutes de silence, une expression de curiosité naquit sur le visage du directeur de la C.I.A. II désigna un passage du rapport d’Emmett :
« Cette histoire de psychologue soviétique disparu ?
— Je pensais que ça devrait vous intéresser.
— Lui et toute son équipe des Nations Unies se sont donc évanouis dans la nature la nuit même du sabordage de l’Eagle ?
— Oui, et jusqu’à maintenant aucun d’eux n’a été retrouvé. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais il m’a semblé qu’on ne pouvait pas négliger cette piste.
— La première pensée qui me vient à l’esprit, c’est que ce… (Brogan consulta le rapport)… ce docteur Alexeï Lugovoy aurait pu recevoir l’ordre du K.G.B. d’utiliser ses connaissances en psychologie pour arracher des secrets d’Etat aux hommes kidnappés.
— Une hypothèse que nous ne pouvons pas nous permettre d’écarter.
— Ce nom, fit le directeur de la C.I.A. en réfléchissant. Il me dit quelque chose.
— Vous l’avez déjà entendu ? »
Brogan haussa soudain les sourcils et appuya sur une touche de son interphone :
« Apportez-moi le dernier rapport des Services de sécurité français, demanda-t-il.
— Vous avez quelque chose sur lui ?
— Une conversation enregistrée entre le président Antonov et son chef du K.G.B. Vladimir Polevoï. Je crois que le nom de Lugovoy a été mentionné.
— Ce sont les Français qui vous l’ont communiquée ? s’étonna Emmett.
— Antonov était en visite officielle. Nos amicaux rivaux de Paris acceptent de nous passer discrètement des informations tant qu’ils estiment qu’elles ne touchent pas leurs intérêts nationaux. »
La secrétaire de Brogan frappa à la porte et entra pour lui remettre une transcription de la bande magnétique. Il la parcourut rapidement.
« C’est très encourageant, déclara-t-il. En lisant entre les lignes, vous pouvez imaginer toutes sortes de plans machiavéliques. D’après Polevoï, le psychologue de l’O.N.U. a disparu sur le ferry de Staten Island et ils ont perdu aussitôt sa trace.
— Le K.G.B. égarant plusieurs de ses brebis à la fois ? ironisa Emmett. C’est nouveau. Ils doivent être devenus bien négligents.
— Les propres paroles de Polevoï, fit Brogan en lui tendant la feuille de papier. Voyez vous-même. »
Le directeur du F.B.I. étudia attentivement la transcription. Quand il leva enfin la tête, une lueur de triomphe brillait dans son regard.
« Les Russes sont donc bien derrière l’enlèvement ! »
Brogan acquiesça :
« Selon toutes apparences, oui. Mais ils ne sont pas seuls puisqu’ils semblent ignorer où se trouve Lugovoy. Ils travaillent avec quelqu’un, quelqu’un d’installé aux Etats-Unis et d’assez puissant pour mener une opération d’une telle envergure.
— Vous ? » jeta Emmett avec gourmandise.
Brogan éclata de rire.
« Non. Et vous ? »
Le directeur du F.B.I. secoua la tête.
« Si le K.G.B., la C.I.A. et le F.B.I. sont dans le brouillard, je me demande qui peut bien tirer les ficelles ?
— Cette personne qu’ils appellent la « vieille sorcière « ou la « salope de Chinoise ».
— Décidément ces communistes n’ont aucune éducation.
— Le mot de code de l’opération a tout l’air d’être Huckleberry Finn. »
Emmett se croisa les jambes et s’enfonça dans son fauteuil.
« Huckleberry Finn, répéta-t-il. Nos amis russes ne manquent pas d’humour. En tout cas, nous tenons enfin une piste. »
Personne ne prêtait attention aux deux hommes confortablement installés à l’intérieur d’une camionnette garée dans une zone de livraison près de l’immeuble de la N.U.M.A. Un panneau de plastique amovible accroché à la portière annonçait : PLOMBERIE-DÉPANNAGES. A l’arrière s’entassaient tuyaux de cuivre et outils. Les salopettes des occupants du véhicule étaient maculées de graisse et les deux hommes avaient une barbe de trois jours. Il n’y avait qu’une chose d’étrange dans leur comportement : ils ne quittaient pas des yeux l’entrée des bureaux de la N.U.M.A.
Soudain le chauffeur sursauta et lança :
« Je crois que le voilà. »
Son compagnon leva des jumelles dissimulées dans un sac de papier dont le fond avait été déchiré et les braqua sur la silhouette émergeant de la porte à tambour. Puis il les abaissa et examina la photo posée sur ses genoux.
« C’est bien lui », confirma-t-il.
L’homme au volant vérifia quelques chiffres sur une petite boîte noire.
« Cent quarante secondes à partir de… maintenant ! »
II ponctua sa phrase en pressant un bouton.
« Okay, fit l’autre. Foutons le camp d’ici en vitesse. »
Pitt arriva en bas du large escalier au moment où la camionnette des plombiers passait devant lui. Il attendit un instant que la voie fût libre puis se dirigea vers le parking. Il était à environ 70 mètres de la Talbot-Lago quand un coup de klaxon le fit se retourner.
Al Giordino arriva à sa hauteur au volant d’une Ford Bronco 4x4. Ses cheveux noirs et frisés étaient tout emmêlés et ses joues bleues de barbe. Il donnait l’impression de ne pas avoir dormi depuis une semaine.
« Alors, on s’en va de bonne heure, fit-il, goguenard.
— C’était mon intention avant de te rencontrer, répliqua Pitt avec un sourire.
— Veinard, toute la journée à paresser.
— Tu as terminé avec l’Eagle ?
— Oui, répondit Al d’une voix lasse. On l’a remorqué et mis en cale sèche il y a trois heures. Il pue la mort à plus d’un kilomètre à la ronde.
— Au moins tu n’as pas eu à remonter les cadavres.
— Non, c’est une équipe de plongeurs de la Navy qui s’est chargée de ce sale boulot.
— Prends une semaine de vacances. Tu l’as bien méritée. * »
Son adjoint le gratifia de son plus beau sourire de latin :
« Merci, patron. J’en ai besoin. »
Puis son expression se modifia et il demanda :
« Du nouveau sur le Pïlottown ?
— Nous… »
Pitt n’acheva pas sa phrase. Une terrifiante explosion retentit. Une boule de feu jaillit d’entre les voitures tandis que des débris de métal étaient projetés dans toutes les directions. Une roue dont les rayons étincelaient dans le soleil décrivit un arc de cercle et atterrit avec un bruit sourd sur le capot de la Ford avant de rebondir et de rouler le long d’une allée pour s’arrêter enfin dans un massif de roses. Les échos de la déflagration se répercutèrent sur la ville et moururent.
« Mon Dieu ! s’exclama Giordino avec effroi. Qu’est-ce que c’était ? »
Pitt ne répondit pas. Il se précipita au milieu des véhicules et se faufila entre les rangées pour s’immobiliser devant une masse calcinée d’où s’élevait une épaisse fumée noire. Le bitume tout autour était éventré et avait fondu sous la chaleur. Il était difficile de s’imaginer que ces tôles déchiquetées avaient été un jour une voiture.
Al le rejoignit.
« Merde ! C’était à qui ?
— A moi », répondit Pitt avec tristesse en contemplant ce qui restait de sa splendide Talbot-Lago.